Normalisation de la croissance
En 2024, voire plus encore en 2025, la croissance économique devrait ralentir pour finalement rejoindre son niveau de long terme – amoindri par une mauvaise gouvernance chronique –, conséquence directe de la perte de dynamisme du secteur des services (57,6 % du PIB en 2022), notamment de la part du transport et du commerce. Après une pause, en 2022, pour consolider les réserves de la Banque Nationale du Kirghizistan (BNK), les exportations d’or (jusqu’à 42,9 % des exportations pour 15,3 % du PIB en 2021) reprennent progressivement depuis 2023, contribuant de nouveau à soutenir la croissance. En parallèle, le gouvernement compte poursuivre sa politique économique protectionniste et nationaliste, alors que la corruption, le crime organisé et un environnement des affaires exécrable continuent de détourner bon nombre d’entreprises étrangères. D’autant plus que les autorités s’efforcent d’évincer les investisseurs privés du secteur minier en augmentant les barrières opérationnelles au profit de puissantes entreprises d’Etat, à l’image de Kumtor, la plus grande mine d’or du pays, nationalisée en 2022 après un différend avec la compagnie canadienne qui l’exploitait jusqu’alors. Quelques projets infrastructurels régionaux phares, portés par des dépenses d’investissement en capital fixe robustes (22,3 % du PIB en 2023) et la coopération internationale, soutiendront également le secteur de la construction et la croissance dans les années à venir, comme le projet de ligne de chemin de fer Chine-Kirghizistan-Ouzbékistan, signé en juin 2024, ou la reprise des travaux en février de la même année de CASA-1000, un projet qui permettra, à terme, au pays d’exporter sa production hydroélectrique excédentaire vers l’Asie du Sud. Une inflation encore élevée, bien qu’en baisse et contenue dans la fourchette cible de la BNK (5-7 %), devrait contenir la progression de la consommation des ménages (74,7 % du PIB en 2023) en 2024 et en 2025, malgré des transferts des travailleurs expatriés toujours importants (18,6 % du PIB en 2023) mais inférieurs aux années précédentes (jusqu’à 32,6 % du PIB en 2021). La BNK entend donc poursuivre son assouplissement monétaire – elle qui a abaissé son principal taux directeur de 14 % en novembre 2022 à 9 % en mai 2024 –, même si, en réalité, son impact sur l’économie réelle reste très modeste, étant donné l’importante dollarisation du secteur financier kirghize (près de 50 % des crédits et environ 20 % des dépôts), encore largement sous-développé.
Les nationalisations pèsent sur les finances publiques, l’or et les transferts de fonds de la diaspora allègent le déficit courant
Après un excédent exceptionnel en 2023, sous le coup d’une meilleure mobilisation des recettes fiscales et d’importants bénéfices des entreprises d’Etat, les finances publiques devraient redevenir déficitaires dès 2024 et plus encore en 2025. Cette détérioration s’explique par une moindre progression des revenus fiscaux et non-fiscaux, à cause du ralentissement de la croissance, alors que le gouvernement compte maintenir sa politique sociale généreuse, les prestations sociales représentant 10,4 % du PIB en 2024, et que les acquisitions nettes d’actifs non financiers – i.e. essentiellement la nationalisation d’entreprises (banques, télécoms, etc.) – demeureront élevées (8,1 % du PIB en 2023). Ce dernier type de dépenses particulières mis à part, le budget de l’Etat serait, en réalité, nettement excédentaire, à hauteur, par exemple, de 8,2 % du PIB en 2023. Il reste que le déficit public sera financé en grande partie par des emprunts domestiques, entraînant une diminution de facto de la part de la dette extérieure sur toute la période. Pour autant, le poids de la dette publique dans le PIB – encore détenue à 79,1 % par l’étranger en 2023 (majoritairement Chine et quelques organisations multilatérales) – continuera de s’alléger, du fait de la croissance économique.
Bien qu’en nette amélioration par rapport à 2022 ou 2023, la balance courante restera déficitaire en 2024, comme en 2025, marquant tout de même un retour progressif vers la normale, à mesure que les exportations d’or et les remises de la diaspora – les deux principaux déterminants des comptes extérieurs – retrouveront des niveaux habituels. Dans le détail, le déficit structurel et massif de la balance commerciale (-58,5 % du PIB en 2022) devrait se redresser, sous les effets combinés de la reprise des exportations d’or, du ralentissement de la croissance des importations de produits de base, en raison d’un assagissement des cours, et de la progression des exportations de services, grâce au retour du tourisme. Dans le même temps, les envois de fonds des travailleurs expatriés devraient rebondir, après un point bas en 2023, et compenser de mieux en mieux – mais toujours partiellement – le déséquilibre de la balance des biens et des services. Une telle embellie s’explique, sans doute, par la présence plus discrète des Tadjiks en Russie depuis l’attentat du Crocus City Hall, perpétré par des compatriotes, malgré une demande en main-d’œuvre immigrée toujours importante et qui profite donc davantage aux émigrés kirghizes.
Toutefois, il subsiste de nombreuses incertitudes à propos des déficits records enregistrés ces dernières années, au vu de l’importance démesurée du poste renseignant les erreurs et les omissions (jusqu’à 84,9 % du déficit en 2022), dont le FMI soupçonne qu’elle s’explique par le non-enregistrement des réexportations vers la Russie (estimées à 30 % du PIB en 2022) et dont la prise en compte réduirait significativement le déficit courant. Une pratique qui devrait disparaître progressivement, à mesure que les réexportations seront mieux renseignées dans les données officielles, expliquant en partie la réduction du déficit sur la période, dont le financement, erreurs et omissions mises à part, sera assuré par des IDE (3,8 % du PIB en 2023) et des emprunts extérieurs.
La démocratie kirghize en danger
Longtemps présenté comme un modèle démocratique dans la région, malgré la récurrence des épisodes révolutionnaires (2005, 2010, 2020) – en raison de la faiblesse du niveau de vie, de la mauvaise gouvernance et des divisions régionales –, le Kirghizistan penche progressivement en faveur d’un régime de plus en plus autoritaire, à l’image d’autres pays de l’ex-URSS. En 2020, d’importantes manifestations provoquent l’annulation des élections législatives et la démission du président Sooronbay Jeenbekov. Élu en janvier 2021, au terme d’une campagne libre bien qu’asymétrique (en termes de moyens financiers et de médiatisation des 17 candidats), le nouveau président, Sadyr Japarov, conforte son assise en remportant également une majorité absolue lors des élections législatives de novembre 2021. Dans le même temps, il change la Constitution pour renforcer ses pouvoirs au détriment de ceux du Parlement. Depuis lors, Japarov s’efforce d’accroître son emprise relative sur la vie politique kirghize, par exemple en faisant adopter, en avril 2024, un projet de loi restrictif sur les agents de l’étranger, sur le modèle de la législation russe, au risque d’attiser le mécontentement de la population. Les prochaines élections présidentielle et législatives sont respectivement prévues pour 2026 et 2027, élection présidentielle à laquelle pourra se représenter Sadyr Japarov puisque la nouvelle Constitution permet désormais d’exercer le pouvoir pendant deux quinquennats, au lieu d’un seul mandat de six ans auparavant. Ce dernier n’est toutefois pas à l’abri d’un nouvel épisode contestataire qui le forcerait à quitter prématurément le pouvoir, dans un contexte politique toujours très instable.
Sur le plan international, le Kirghizistan entretient de bonnes relations avec la Russie et la Chine, deux partenaires de premier ordre, qui assurent une grande partie des financements, des investissements et de la défense du pays. Ce dernier appartient, de surcroît, à deux alliances, militaire et économique, sous l’égide de Moscou : l’Union Économique Eurasiatique (UEEA) et l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC). La Chine, premier partenaire économique depuis 2016, détient plus de 40 % de la dette extérieure (63 % du PIB en 2022) de l’ancienne république socialiste soviétique (dont un tiers est dû par le secteur privé), alors que Bichkek fait partie intégrante de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS). Si le Kirghizistan essaye également de se rapprocher de l’UE pour réduire sa dépendance aux deux géants, ses relations avec l’Occident restent tendues, à l’image des sanctions américaines décidées en juillet 2023 à l’encontre de quatre compagnies kirghizes, accusées d’aider la Russie à contourner les sanctions internationales en lui fournissant des produits à double usage, réutilisés à des fins militaires. À l’échelle régionale, le pays poursuit une politique d’apaisement avec ses voisins, alors que les conflits frontaliers et de partage des eaux sont historiquement fréquents. Le différend qui l’oppose au Tadjikistan depuis plusieurs décennies semble en bonne voie de résolution, grâce à la médiation turque, laissant espérer une paix durable, alors que les derniers affrontements, en 2021/2022, avaient fait plusieurs centaines de morts civils et militaires et des milliers de déplacés.